jeudi 21 mars 2013

Les Qu4tre Mousquetaires - Récit



Tu imagines si John n’avait pas été là ? Ou bien Paul, c’est pareil. Je ne dis pas que Paul et John sont pareils. Evidemment, non. Ils sont différents, c’est indéniable. Mais, simplement, tu imagines s’il en manquait un ? Même Ringo, d’ailleurs. Allons-y, dans ce cas-là : même sans Ringo, tu crois qu’ils auraient composé « Let it be ». Non, impossible. Et alors, pareil, « Twist and shout » ne ressemblerait à rien sans les voix de Paul McCartney et George Harrison derrière celle de John Lennon. Voilà : les Beatles sont quatre. Un point c’est tout. L’un manque et les Beatles n’existent plus. Et, en allant dans ce sens : une en plus, et les Beatles n’existent plus non plus... Les Beatles sont quatre, pas cinq.  Regarde, Yoko Ono, quel bordel a-t-elle été mettre... Attends, je m’égare là. Oublie Yoko.

Bon, prenons plutôt les Trois Mousquetaires. Alors là, c’est bien pire : ils doivent tout à D’Artagnan alors que Dumas ne daigne même pas le rappeler au générique. Les Trois Mousquetaires étaient quatre, ce qui en soit, est déjà plus beau, plus vital que tout le reste de l’histoire. Ils étaient quatre. Te rends-tu compte de tout ce que ceci signifie ? Les Trois Mousquetaires étaient Quatre. C’est beau, ça. Putain, c’est beau.

Il est donc là le défi, le trouble, l’agitation : tout est là : les Beatles étaient quatre, les trois mousquetaires aussi. C’est indispensable. C’est un équilibre. Il faut être quatre, c’est tout. Ou au moins quatre. Cinq, six, plus, c’est peut-être chouette aussi, je n’en sais rien. Mais quatre, c’est une sorte d’audace essentielle pour que règne l’ordre... Heu, non, pour que règne enfin le désordre. Le joli désordre, ce n’est pas mal, ça. Le charmant bordel d’une chambre recouverte de Playmobils, la douceur chaotique d’un repas-bataille-rangée, de purée et de gros mots. La séduisante anarchie d’une salle de bain inondée par deux apprentis marins-pompiers… C’est vrai que ce désordre-là est adorable, et forcément bien plus succulent à quatre.

Je relis pour la douzième fois ce panneau d’affichage au-dessus du lavabo. Cela distrait mes pensées mathématiques sur la beauté du trois, la perfection du quatre. Je ne pensais pas qu’on pouvait expliquer avec tant de fioritures disgracieuses, de phrases absconses et de dessins irréels, les mille et une façons de se laver les mains. C’est un vrai prodige. Un exercice de style. Le Kâma-Sûtra des doigts sous l’eau et le savon. Je ne me laverai plus jamais les mains comme avant, c’est-à-dire aussi fadement, d’un air dédaigneux en frottant trois ou quatre fois mes doigts sous l’eau. Oh que non... L’exercice s’avère si périlleux, si délicat… pour le responsable CHSCT de la clinique, en tout cas…

Laure somnole et grimace à chaque contraction. Depuis la vingtième, j’ai arrêté de demander : « ça va ? ». Je crois que ça l’énerve. Non ? Si, si…ça l’énerve. Quand elle ne répond rien, son œil noir, sa bouche crispée, c’est que je l’agace un peu. Alors lui parler des consignes d’hygiène de la Polyclinique, pas sûr que ça l’amuse.
Mais, je tourne en rond dans cette fichue salle aux murs ennuyeux. Je ne parviens pas à m’endormir dans le fauteuil classe Eco de Polyclinique Airlines. Et la septième ‘Nocturnes’ de Chopin qui tourne dans la mini-chaîne, me donne l’envie fébrile d’y ajouter un jeu de caisse claire. Je me contente de battre la mesure avec un crayon sur le monitoring. Laure me lance un regard fatigué. Ok. J’ai compris. Dommage : je me suis toujours dit que Chopin aurait fait une grande carrière s’il avait eu un bon batteur.

Je me rabats alors de nouveau sur les fiches didactiques expliquant les mesures d’hygiène, comment se laver les mains, comment mettre des gants chirurgicaux, comment lutter efficacement contre le H1 N1, les staphylocoques, et autres petites bêtes au nom franchement rigolo. Je cherche la fiche sur comment tuer une sage-femme d’un coup de scalpel dans le dos quand elle vous dit : « ce n’est pas pour tout de suite… encore quelques heures… ». Et je regarde Laure. Elle sourit. Je pense à Robin, avec ses grands-parents, puis tout à l’heure chez Marie. Que se diront-ils ? Sait-il ce qui se passe ici ? A quoi rêve-t-il ? Sent-il la responsabilité de devenir grand frère monter en lui ? Se demande-t-il encore si le bébé a des chaussons, un pyjama, dans le ventre de sa maman ? Se pose-t-il comme nous en cet instant cette question épuisante qu’il répétait tous les soirs devant ce ventre arrondi : ‘tu sors quand bébé ?’

Et puis ça bipe dans tous les sens. Je regarde Laure, le monito. Je demande de nouveau : « ça va ? » Désolé, réflexe... Elle ne me répond pas. La porte de la salle s’ouvre. La sage-femme. La puéricultrice. L’obstétricien. Le temps passe enfin. Comment aussi peu de choses insignifiantes et lentes peuvent devenir soudain agitées et enthousiasmantes ? L’émotion envoie de l’adrénaline, de l’effervescence subite. Elle modifie le cours du temps, et la couleur de tes yeux, plus beaux qu’à la seconde d’avant.

Je me rapproche de Laure et lui tiens la main. Elle me regarde et je sais bien : elle me trouve calme, trop calme. Ça l’agace. Elle aimerait que je pleure, que je témoigne cette émotion que je ressens pourtant. Mais non, je suis déjà ailleurs ou en avance. Dans un endroit tout bleu où à quatre c’est forcément mieux. Evidemment, je sais qu’il y aura les doutes et les questions, les nuits blanches et les colères noires. Je sais bien qu’il y aura les caprices et les mal de dents. Et je sais bien que, nous, les bras ballants, les mains tremblantes, au-dessus de son lit, soufflants, impatients, nous serons perdus, dépourvus, incompétents. Mais je vois les biberons à 2 h du matin, dans le silence de la nuit où rien ne compte sinon le bruit régulier de la tétée, son souffle apaisé. Je vois Robin aux petits soins, à apporter des jeux, des balles, des morceaux de pain devant le transat. Je vois l’école, déjà, les frangins se bagarrant contre un tricheur-voleur de billes. Je vois les matchs de foot dans le jardin avec des poteaux de but en blouson. Je vois le sable salé au bord des lèvres, l’été, l'eau qui déborde dans les bottes, l’hiver, et les bogues de châtaignes piquées dans les gants, aussi. Je vois les courses de vélo dans la descente de l’Ouche Cormier et les genoux égratignés. Je les vois grands, les rêve petits. Je les imagine les deux à la fois Robin, Samuel, serrés dans nos bras. Et au même instant, les beaux et grands garçons qu’ils seront bientôt, serrant à leur tour la main de jeunes filles amoureuses et plus belles encore. Comme moi, en cet instant, les yeux dans ceux de Laure. Et je vois notre vie d’avant, à deux en freelance, Laure et moi, les randos à la Réunion avec un sac à dos plus lourd que Robin aujourd’hui. Je vois notre vie de maintenant, à trois, à écouter ‘Robin Infos Actualités’, le soir au dîner. Je vois notre vie future, dès cet instant déjà, quand Laure me serre la main plus fort encore, retient son souffle, puis expire doucement. Je vois notre vie à quatre, avec du bruit tout autour, avec encore plus de vie surtout.

Et au bout de cette Hard Day’s Night, quand des doigts minuscules serrent mon index, quand des yeux bleu-ardoise regardent ce petit monde, et engloutissent les miens, quand je pense à Robin, là-bas, au loin, et à Laure, et à Samuel, là blottit déjà contre son sein, et quand je pense à nous et à cette cinquantaine de centimètres remplie comme une bombonne du plus beau sentiment de bonheur, à la fois beau et fragile, immense et minuscule, ce bonheur qui rend tous les autres si fades, et quand finalement tout est réconcilié en cette sublime seconde, je ne vois alors que notre vie de mousquetaires qui recommence à l’infini…

Nous serons quatre désormais.

Bienvenue Samuel D’Artagnan.




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