Tu imagines si John n’avait pas
été là ? Ou bien Paul, c’est pareil. Je ne dis pas que Paul et John sont
pareils. Evidemment, non. Ils sont différents, c’est indéniable. Mais, simplement,
tu imagines s’il en manquait un ? Même Ringo, d’ailleurs. Allons-y, dans
ce cas-là : même sans Ringo, tu crois qu’ils auraient composé « Let
it be ». Non, impossible. Et alors, pareil, « Twist and shout »
ne ressemblerait à rien sans les voix de Paul McCartney et George Harrison
derrière celle de John Lennon. Voilà : les Beatles sont quatre. Un point
c’est tout. L’un manque et les Beatles n’existent plus. Et, en allant dans ce
sens : une en plus, et les Beatles n’existent plus non plus... Les Beatles
sont quatre, pas cinq. Regarde, Yoko
Ono, quel bordel a-t-elle été mettre... Attends, je m’égare là. Oublie Yoko.
Bon, prenons plutôt les Trois Mousquetaires.
Alors là, c’est bien pire : ils doivent tout à D’Artagnan alors que Dumas
ne daigne même pas le rappeler au générique. Les Trois Mousquetaires étaient
quatre, ce qui en soit, est déjà plus beau, plus vital que tout le reste de
l’histoire. Ils étaient quatre. Te rends-tu compte de tout ce que ceci
signifie ? Les Trois Mousquetaires étaient Quatre. C’est beau, ça. Putain,
c’est beau.
Il est donc là le défi, le trouble,
l’agitation : tout est là : les Beatles étaient quatre, les trois
mousquetaires aussi. C’est indispensable. C’est un équilibre. Il faut être
quatre, c’est tout. Ou au moins quatre. Cinq, six, plus, c’est peut-être
chouette aussi, je n’en sais rien. Mais quatre, c’est une sorte d’audace
essentielle pour que règne l’ordre... Heu, non, pour que règne enfin le
désordre. Le joli désordre, ce n’est pas mal, ça. Le charmant bordel d’une
chambre recouverte de Playmobils, la douceur chaotique d’un repas-bataille-rangée,
de purée et de gros mots. La séduisante anarchie d’une salle de bain inondée
par deux apprentis marins-pompiers… C’est vrai que ce désordre-là est adorable,
et forcément bien plus succulent à quatre.
Je relis pour la douzième fois ce
panneau d’affichage au-dessus du lavabo. Cela distrait mes pensées
mathématiques sur la beauté du trois, la perfection du quatre. Je ne pensais
pas qu’on pouvait expliquer avec tant de fioritures disgracieuses, de phrases
absconses et de dessins irréels, les mille et une façons de se laver les mains.
C’est un vrai prodige. Un exercice de style. Le Kâma-Sûtra des doigts sous
l’eau et le savon. Je ne me laverai plus jamais les mains comme avant,
c’est-à-dire aussi fadement, d’un air dédaigneux en frottant trois ou quatre
fois mes doigts sous l’eau. Oh que non... L’exercice s’avère si périlleux, si
délicat… pour le responsable CHSCT de la clinique, en tout cas…
Laure somnole et grimace à chaque
contraction. Depuis la vingtième, j’ai arrêté de demander : « ça
va ? ». Je crois que ça l’énerve. Non ? Si, si…ça l’énerve.
Quand elle ne répond rien, son œil noir, sa bouche crispée, c’est que je
l’agace un peu. Alors lui parler des consignes d’hygiène de la Polyclinique,
pas sûr que ça l’amuse.
Mais, je tourne en rond dans
cette fichue salle aux murs ennuyeux. Je ne parviens pas à m’endormir dans le
fauteuil classe Eco de Polyclinique Airlines. Et la septième ‘Nocturnes’ de
Chopin qui tourne dans la mini-chaîne, me donne l’envie fébrile d’y ajouter un jeu
de caisse claire. Je me contente de battre la mesure avec un crayon sur le
monitoring. Laure me lance un regard fatigué. Ok. J’ai compris. Dommage :
je me suis toujours dit que Chopin aurait fait une grande carrière s’il avait
eu un bon batteur.
Je me rabats alors de nouveau sur
les fiches didactiques expliquant les mesures d’hygiène, comment se laver les
mains, comment mettre des gants chirurgicaux, comment lutter efficacement
contre le H1 N1, les staphylocoques, et autres petites bêtes au nom franchement
rigolo. Je cherche la fiche sur comment tuer une sage-femme d’un coup de
scalpel dans le dos quand elle vous dit : « ce n’est pas pour tout de
suite… encore quelques heures… ». Et je regarde Laure. Elle sourit. Je
pense à Robin, avec ses grands-parents, puis tout à l’heure chez Marie. Que se
diront-ils ? Sait-il ce qui se passe ici ? A quoi rêve-t-il ?
Sent-il la responsabilité de devenir grand frère monter en lui ? Se
demande-t-il encore si le bébé a des chaussons, un pyjama, dans le ventre de sa
maman ? Se pose-t-il comme nous en cet instant cette question
épuisante qu’il répétait tous les soirs devant ce ventre arrondi : ‘tu
sors quand bébé ?’
Et puis ça bipe dans tous les
sens. Je regarde Laure, le monito. Je demande de nouveau : « ça
va ? » Désolé, réflexe... Elle ne me répond pas. La porte de la salle
s’ouvre. La sage-femme. La puéricultrice. L’obstétricien. Le temps passe enfin.
Comment aussi peu de choses insignifiantes et lentes peuvent devenir soudain agitées
et enthousiasmantes ? L’émotion envoie de l’adrénaline, de l’effervescence
subite. Elle modifie le cours du temps, et la couleur de tes yeux, plus beaux
qu’à la seconde d’avant.
Je me rapproche de Laure et lui
tiens la main. Elle me regarde et je sais bien : elle me trouve calme,
trop calme. Ça l’agace. Elle aimerait que je pleure, que je témoigne cette
émotion que je ressens pourtant. Mais non, je suis déjà ailleurs ou en avance. Dans
un endroit tout bleu où à quatre c’est forcément mieux. Evidemment, je sais
qu’il y aura les doutes et les questions, les nuits blanches et les colères
noires. Je sais bien qu’il y aura les caprices et les mal de dents. Et je sais
bien que, nous, les bras ballants, les mains tremblantes, au-dessus de son
lit, soufflants, impatients, nous serons perdus, dépourvus, incompétents. Mais
je vois les biberons à 2 h du matin, dans le silence de la nuit où rien ne
compte sinon le bruit régulier de la tétée, son souffle apaisé. Je vois Robin
aux petits soins, à apporter des jeux, des balles, des morceaux de pain devant
le transat. Je vois l’école, déjà, les frangins se bagarrant contre un
tricheur-voleur de billes. Je vois les matchs de foot dans le jardin avec des
poteaux de but en blouson. Je vois le sable salé au bord des lèvres, l’été, l'eau
qui déborde dans les bottes, l’hiver, et les bogues de châtaignes piquées dans les
gants, aussi. Je vois les courses de vélo dans la descente de l’Ouche Cormier
et les genoux égratignés. Je les vois grands, les rêve petits. Je les imagine
les deux à la fois Robin, Samuel, serrés dans nos bras. Et au même instant, les
beaux et grands garçons qu’ils seront bientôt, serrant à leur tour la main de
jeunes filles amoureuses et plus belles encore. Comme moi, en cet instant, les
yeux dans ceux de Laure. Et je vois notre vie d’avant, à deux en freelance,
Laure et moi, les randos à la Réunion avec un sac à dos plus lourd que Robin
aujourd’hui. Je vois notre vie de maintenant, à trois, à écouter ‘Robin Infos
Actualités’, le soir au dîner. Je vois notre vie future, dès cet instant déjà,
quand Laure me serre la main plus fort encore, retient son souffle, puis expire
doucement. Je vois notre vie à quatre, avec du bruit tout autour, avec encore plus
de vie surtout.
Et au bout de cette Hard Day’s
Night, quand des doigts minuscules serrent mon index, quand des yeux bleu-ardoise
regardent ce petit monde, et engloutissent les miens, quand je pense à Robin, là-bas,
au loin, et à Laure, et à Samuel, là blottit déjà contre son sein, et quand je
pense à nous et à cette cinquantaine de centimètres remplie comme une bombonne du
plus beau sentiment de bonheur, à la fois beau et fragile, immense et
minuscule, ce bonheur qui rend tous les autres si fades, et quand finalement
tout est réconcilié en cette sublime seconde, je ne vois alors que notre vie de
mousquetaires qui recommence à l’infini…
Nous serons quatre désormais.
Bienvenue Samuel D’Artagnan.
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